L'entreprise se lit "comme un roman" (1/2)
Voici des romans centrés sur notre vie… professionnelle. Des œuvres qui se penchent sur l'organisation, l'entreprise, la communication, l'économie… et les individus qui y (en) vivent. Beaucoup de ces ouvrages sont déjà parus en collection de poche. Attention, toutefois. Les écrivains ressemblent aux journalistes, ils détestent les trains qui arrivent à l'heure. Le voyage littéraire se révèle donc souvent décapant !
A la rentrée littéraire de cet automne 2015, on comptait sur les doigts d’une main les romans francophones intégrant les thèmes de l’entreprise et, plus généralement, de l’économie. Aujourd’hui, ce sont en priorité les écrivains anglo-saxons qui plongent les mains dans le cambouis de la réalité.
Les auteurs de langue française se sentent-ils encore écrasés par les grands classiques du dix-neuvième siècle ? Balzac, dans les Illusions perdues, dressait déjà le portrait d’une société où les médias jouaient un rôle essentiel. Dans César Birotteau, il se penchait sur un drame qu’il a vécu personnellement à de multiples reprises : la faillite.
Quant à Emile Zola, des mines de Germinal aux grands magasins du Bonheur des Dames, il explore la transformation et les drames de la société de son temps à travers le prisme de l’économie et tout son œuvre crie « J’accuse ! ».
Nous avons donc privilégié les auteurs francophones qui se sont risqués à affronter ce que Prévert appelait « les terrifiants pépins de la réalité ».
Première période : les prémisses
Dès les années septante et quatre vingt, quelques romans dévoilent les coulisses des organisations.
L’imprécateur
L’écrivain français René-Victor Pilhes (prononcez « pilès ») fait figure de précurseur et d’exception dans la littérature hexagonale. Car l’entreprise le passionne depuis le début de sa carrière. Son chef-d’œuvre, L’imprécateur, paraît en 1974, juste après le premier choc pétrolier, au moment où l’on commence à utiliser le mot « crise » et a obtenu le prix Femina.
C’est le directeur adjoint du service des Relations humaines de la filiale française d’une multinationale américaine qui raconte cette étrange histoire. Car Pilhes a le don du lyrisme et de la fantasmagorie. Sous sa plume, l’entreprise devient un univers hallucinant : le hall d’entrée du siège social se transforme en chapelle funéraire où l’on honore un cadre qui vient de mourir tandis qu’un mystérieux corbeau informe les collaborateurs de la firme de nombreux scandales en leur envoyant des courriers roulés sur eux-mêmes à la manière de parchemins. Le lecteur est aspiré dès le début dans ce qui semble un délire. Et l’est peut-être…
Sous couvert de fantastique, Pilhes – qui, dans sa vie, a alterné le militantisme de gauche et les postes à responsabilité chez des géants de la communication comme Havas – avait déjà tout compris de l’irrationnel qui traverse les grandes entreprises. Les alliances entre les uns ou les autres (qu’on appellerait aujourd’hui les réseaux) deviennent ici des sociétés secrètes, le P-D.G. américain se rend en France en visite clandestine pour dénouer la crise tandis qu’une partie de l’action se joue dans des souterrains sous le cimetière du Père Lachaise. Très visuel, le roman a fait l’objet d’une adaptation cinématographique à grand succès avec Michel Piccoli. Les scènes du conseil d’administration avaient été tournées à Bruxelles, au sommet de ce qui s’appelait alors la Tour ITT, qui domine la fin de l’avenue Louise et l’abbaye de La Cambre.
René-Victor Pilhes, L’imprécateur, Collection Points, 350 pages.
A noter : Pilhes a signé d’autres romans sur le monde de l’entreprise comme La position de Philidor (Folio), récit d’une équipe d’entreprise qui mène une partie de chasse (au sens littéral ou figuré), et La Faux (Le Livre de Poche), délire d’un maître du monde financier condamné par un cancer du pancréas qui abat ses dernières cartes. Né en 1934, Pilhes tient toujours un blog.
L’ordre du jour
Jean-Luc Outers, auteur belge, aime les titres qui évoquent les organisations : Corps de métier, La Compagnie des Eaux, Le Bureau de l’Heure,… Il fut longtemps fonctionnaire et son premier roman, L’ordre du jour, paru chez Gallimard en 1987, s’inspirait déjà de sa première expérience professionnelle. Son anti-héros est fonctionnaire dans un ministère bruxellois. On y fonctionne plus qu’on n’y travaille.
L’activité se structure autour du temps : celui de signer tel registre, d’entrer en réunion, de rédiger une note de service, de transmettre le dossier au Ministre. La force du récit est de mêler une féroce description de l’Absurdie aux interrogations métaphysiques du narrateur, que la mort de collègues rend très anxieux. Il faut dire qu’il est né trois jours avant le décès de Staline et ne voit de salut ni dans « l’internationale bureaucratique » ni dans celui du « grand ordinateur où le capital se reproduit en circuit fermé ». On n’en dira pas plus sur les dernières pages. Presque trente ans après leur parution, elles restent d’une lucidité effrayante.
Jean-Luc Outers, L’ordre du jour, Babel, 256 pages.
Deuxième période : la marmite à pression
Au tournant des années nonante, l’entreprise ne fait vraiment plus l’unanimité. Parfois, elle fait même péter les plombs. Aux auteurs comme à leurs personnages…
La question humaine
Parmi les écrivains belges actuels, François Emmanuel, psychiatre et psychanalyste, occupe une place à part. Polymorphe, il peut passer d’une époque à l’autre, d’un univers à son opposé, d’un style à son contraire. Il lui arrive de « se tenir derrière l’épaule » de ses personnages et d’en savoir encore moins qu’eux. Ce n’est pas le cas ici, que du contraire. La question humaine, un court récit d’introspection publié en 2000, est écrit à la première personne, en l’occurrence un psychologue d’entreprise qui sélectionne le personnel et anime des séminaires de motivation pour les cadres.
Homme organisé, aux mots précis comme un rapport, il se met tout entier au service de l’organisation qui l’emploie. Sauf qu’il va se voir confier une mission perturbante : évaluer la santé mentale de son patron… Un accident du travail, symbole de la perte du contrôle, puis des lettres anonymes racontant un pan de l’histoire de cette entreprise allemande (ce qui s’est passé vers 1942…), ou citant des extraits d’un manuel de psychologie industrielle vont nourrir son soliloque. Petit à petit, la rigueur du narrateur dérape car, insidieusement, tout est remis en question.
François Emmanuel, La question humaine, récit, Le Livre de Poche, 92 pages.
Extension du domaine de la lutte
Michel Houellebecq n’était déjà plus un inconnu quand il publia Extension du domaine de la lutte en 1994. Il y campe définitivement le personnage que l’on retrouve dans la plupart des romans suivants : un homme éduqué (ici, un ingénieur informaticien de trente-deux ans) au rapport ambigu avec la culture de masse, solitaire, résigné, déprimé, un homme incapable d’établir des relations humaines dans sa vie professionnelle, un homme tenté par la chair fraîche et que les « boudins » révulsent. Houellebecq, ce n’est que du bonheur…
Vide existentiel, misère sexuelle, dèche affective, souffrance absolue. Seulement, Michel Houellebecq décrit le vide avec une générosité de constatations, la misère avec vigueur, la dèche avec profusion tandis que la souffrance, arrosée d’alcool, le tient debout. « Je connais la vie, j’ai l’habitude » dit son héros, qui raconte au jour le jour sa vie morne, entre une mission pour le ministère de l’agriculture et d’autres en province. A Paris surgissent déjà des attentats auxquels plus personne ne fait attention, commis par des Arabes. Une œuvre majeure, à lire ou à relire pour oublier les faiblesses du trop faible Soumission paru en 2015.
Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, J'ai lu, 155 pages.
Microserfs
Il fallait bien une exception américaine dans ce florilège d’œuvres francophones. La « Génération X », vous connaissez ? C’est l’auteur américain Douglas Coupland qui a inventé l’expression, titre de son premier roman. Le deuxième, Microserfs, publié en 1995, est le fruit d’une plongée de deux mois comme employé dans une entreprise dont le patron vénéré, admiré, se prénomme Bill. Oui, Coupland s’est attaqué à Microsoft à travers un narrateur de vingt-six ans, travailleur de base dans l’informatique. La tête encombrée de chiffres et de lettres désignant des logiciels, la vie encombrée de produits et d’enseignes, il essaie de surnager entre la pression du boulot et des loisirs standard, comme ses collections de Fisher Price et de Lego ou le shopping chez Gap ou Toys R-US.
Les nouveaux lieux de travail comme les bureaux-campus, supposés incarner un monde qui va vers le meilleur, ne le rassurent pas toujours. Alors, il tient un journal – le roman que nous lisons - comme tous les adolescents.. Les jours succèdent aux jours (rares sont les dates), les questions aux questions. Aux moments calmes, il se demande simplement quelles bactéries peut bien héberger son corps. Mais le plus souvent, la bienveillance supposée des marques qui s’accumulent dans sa vie l’étouffe et dégénère en angoisse. C’est le génie de Coupland : décrire un univers de certitudes, un monde rationnel et positif, un monde qui avance grâce à une entreprise qui, alors qu’elle paraît prendre en compte le bonheur, mène ses adeptes au bord du gouffre.
Microserfs, Douglas Coupland,
Stupeurs et tremblements
Impossible de parler littérature sans évoquer l’une des auteures les plus productives de la littérature francophone, Amélie Nothomb. D’autant plus incontournable que, ce 19 décembre, elle fera son entrée à l’Académie royale de Langue et Littérature françaises de Belgique, où cette férue du Japon succédera au sinologue Simon Leys. Elle y retrouvera, parmi les auteurs évoqués ici, François Emmanuel et Jean-Luc Outers. Stupeurs et tremblements, publié en 1999 et qui décrocha le Prix du roman de l’Académie française, constitue l’un de ses romans les plus travaillés, adapté au cinéma par Alain Corneau. Pas question, ici, du déferlement stylistique que certains de ses personnages suscitent après consommation de champignons hallucinogènes. A propos de Stupeurs et tremblements, il est de bon ton de conspuer le Japon et la cruauté de ses habitants, comme si ses héroïnes – Amélie et sa supérieure Japonaise - nous rejouaient un Pont de la Rivière Kwaï ou Furyo en version féminine et aseptisée. C’est le talent d’Amélie Nothomb dans ses meilleures œuvres : sous le sujet qui éclabousse les yeux, un incontournable pour cette auteure dissimulée derrière un look déjanté, elle en a insidieusement glissé un autre. Stupeurs et tremblements est avant tout la description minutieuse du harcèlement moral au travail et de l’ambiguïté de la relation entre bourreau et victime. Gageons que l’écrivaine a toujours été consciente du thème réel de son roman. Mais elle est beaucoup trop bien élevée pour contredire les impressions de ses lecteurs.
Amélie Nothomb, Stupeurs et tremblements, Le Livre de Poche, 186 pages.
99 francs
Avant cet ouvrage de l’an 2000 qui fut un phénomène éditorial, et pas seulement parce que son titre en donnait le prix de vente (en francs français), Frédéric Beigbeder avait déjà publié des Nouvelles sous ecstasy. Ici, ce sont la cocaïne et les amphétamines qui se consomment joyeusement. Car le personnage principal, Octave, est créatif dans une multinationale américaine de la publicité et il faut produire...
Dans la vraie vie, Beigbeder imagina pour une marque de lingerie le slogan « Regardez-moi dans les yeux. J’ai dit : dans les yeux » - en illustration de la photo d’un mannequin au décolleté pulpeux.. Dans son roman, avec la folie du désespoir, il dézingue son univers professionnel. Et au karcher. Idées sottes et saugrenues surgies dans la fumée d’un joint ou la poudre d’une ligne, réunions avec des cadres de multinationales engoncés dans leurs chiffres et leur supériorité, scénarios de spots enchaînant les clichés : tout y passe. C’aurait été plat, si l’auteur n’avait eu l’idée de mêler les tons. Les scénarios sont rédigés comme de vrais scénarios, les communiqués du patron mondial nagent dans la sauce langue de bois, le jargon est poussé à l’absurde. Le tout, avec le rythme de la pub : tout va vite. Bref, Beigbeder fut viré illico de la vraie agence Young & Rubicam, pour faute grave. Ce qui laisse à penser qu’il n’a pas tout inventé.
Frédéric Beigbeder, 99 francs, Folio.
Beigbeder a publié une suite aux aventures d’Octave, Au secours pardon, paru également chez Folio. Le roman se déroule dans une Russie qui se croit libre.
Lire aussi : la deuxième partie de cet article, avec une revue littéraire de livres parus après 2010.