L'entreprise se lit "comme un roman" (2/2)
Deuxième partie de l'article sur les romans centrés sur la vie professionnelle. Dans cet article, nous abordons des livres parus après 2010.
Les heures souterraines
Delphine de Vigan vient de se voir attribuer le prix Renaudot et le Goncourt des lycéens pour son roman D’après une histoire vraie. C’est l’occasion de découvrir un récit précédent, Les heures souterraines, paru en 2009. Pour la petite histoire, il lui a valu le « Prix du roman d’entreprise » qu’avaient imaginé deux bureaux de conseil. La romancière, qui a travaillé dans un institut de sondage avant de vivre de sa plume, s’est fendue d’un communiqué pour expliquer qu’elle n’irait pas chercher sa récompense… Les heures souterraines, c’est l’histoire d’un homme et d’une femme, qui ne se connaissent pas, qui se croiseront peut-être dans une ville grouillante, le troisième personnage du roman, Paris.
Lui, médecin courant d’urgence en urgence, en pleine crise de couple. Elle, cadre en pleine disgrâce au travail qui se repasse le film de la déchéance : on lui a parlé d’un ton distant, puis on a oublié de l’inviter aux réunions. Son chef n’a plus trouvé le temps de lui accorder un entretien et, rapidement, ne lui a plus adressé la parole. Héros et héroïnes partagent un point commun : l’épuisement, qui est aussi celui d’une ville à bout de souffle, et la violence dans laquelle ils survivent. Delphine de Vigan possède une écriture vibrante, une vraie sensibilité aux petites choses, la science de l’imperceptible qui faisait déjà la marque de Rien ne s’oppose à la nuit, le portrait de sa mère, mené sur base d’une réelle enquête. Beaucoup de cadres se reconnaîtront ou penseront à un collègue, à un ami, par petites touches, dans ces Heures souterraines.
Delphine de Vigan, Les heures souterraines, Le Livre de Poche, 256 pages.
Cleer, Une fantaisie corporate
Qui se cache derrière le pseudonyme de L. L. Kloetzer ? On le dit ingénieur, consultant et docteur en psychologie, au service d’une multinationale. Et peut-être que cela ne lui convient pas tout à fait… « Cleer », publié en 2010, est le nom d’une entreprise supranationale active dans tout ce que l’auteur a pu imaginer de contestable : un call center dont les employés ont une fâcheuse tendance à se suicider, une usine de bonbons qui, malgré tous les tableaux de bord, perd de l’argent, des cultures de lavandes génétiquement modifiées qui contaminent les champs voisins, un projet spatial lié à la déforestation en Asie,… Au service de Cleer – qui sonne évidemment comme le stade « clear » de la Scientologie -, les deux héros mènent le service de la C.I. Eh non, pas la communication interne ( !), la Cohésion Interne.
A charge pour eux de trouver les raisons des suicides, du déficit de la fabrique de sucreries et autres scandales potentiels, puis surtout de construire une belle histoire afin que l’entreprise garde le beau rôle et préserve son image. Manipulateurs, nettoyeurs, en mission perpétuelle, croulant sous les e-mails, pressurés par les évaluations incessantes, le tandem de la Cohésion Interne ne se préoccupe pas de morale, mais d’épanouissement et de développement personnels. La firme dont la devise interne est « Be yourself », met à leur disposition Göding, mi-psy, mi-gourou. Rédigé dans un style direct, Cleer est une farce qui se lit d’une traite et peut faire froid dans le dos. Raison pour laquelle, sans doute, il fallait absolument classer le roman dans le genre de la « science-fiction »…
Cleer, Une fantaisie corporate, Folio SF, 406 pages.
Naissance d’un pont
Maylis de Kerangal a obtenu le Prix Médicis, à l’unanimité et au premier tour, pour ce qu’elle a décrit comme « un western », allusion à l’écriture cinématographique qui fait la part belle aux décors dans un récit où l’action est permanente. Naissance d’un pont (2010) possède effectivement un côté américain : c’est un roman choral dans lequel s’entrecroisent les destins d’hommes et de femmes du monde entier, tous en route vers la ville californienne imaginaire de Coca où va se construire le plus grand pont du monde. Une folie. Le maire de la ville, fasciné par les tours géantes qui poussent au Moyen Orient, est convaincu que ce projet de mégalomane servira ses ambitions politiques. De l’ingénieur coordinateur aux laissés pour compte de l’Amérique, « chair à chantier », Maylis de Kerangal raconte cette épopée à travers les portraits des protagonistes dans son style lyrique et fébrile, digne des piliers de la littérature américaine. Des sensations, des paysages, des personnages de chair et de sang : la littérature française est enfin passée à la déraison, à ceci près que l’auteure y met une limite : la concision. Pour tous ceux qui ont adoré Réparer les vivants, son best seller 2015, récit palpitant d’une transplantation cardiaque, Naissance d’un pont est une lecture incontournable.
Maylis de Kerangal, Naissance d’un pont, Folio, 336 pages.
Burn out
Ecrit par deux auteurs de vingt-trois ans, ce roman inspiré par un fait divers est passé un peu inaperçu lors de la dernière rentrée littéraire. Et c’est bien dommage. En 2012, un chômeur s’immole devant un bureau de Pôle Emploi car, suite à une négligence administrative, il a perdu ses droits aux allocations. Il a même envoyé un e-mail au quotidien local pour l’avertir de son intention suicidaire. Les jeunes écrivains, deux gamins des « quartiers » (comme on dit en France), qui ont fait leurs armes au célèbre Bondy Blog, ont voulu comprendre. Donc, ils ont laissé libre cours à leur imagination. Il en sort un roman sensible, une histoire à plusieurs voix, celles des différents protagonistes, de l’Algérie aux banlieues françaises. Avec les mots simples des gens simples, ils font partager un drame d’où la poésie, l’amour et l’humour ne sont pas absents. Et c’est un tour de force.
Mehdi Meklat et Badroudine Saïd Abdallah, Burn out, Seuil, 183 pages.
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